Pierre Haski
L’avalanche d’hommages déjà prêts à Nelson Mandela est certes méritée par la
personnalité, le sacrifice, et la vie du grand leader sud-africain. Mais elle
pourrait laisser croire que tout le monde l’a toujours adoré, et qu’il n’aurait
donc été victime que d’une poignée d’extrémistes blancs isolés au bout de
l’Afrique.
La réalité est bien différente. Pour l’essentiel de sa vie politique, Nelson
Mandela a été considéré comme un homme dangereux par le monde occidental, y
compris par certains des signataires des communiqués enflammés prêts dans toutes
les capitales.
La polémique autour de l’attitude de Jean-Marie Le Pen, provoquée par la
réécriture de l’histoire par sa fille sur France Inter, pourrait là aussi
laisser penser qu’il était seul dans ce cas. Il n’était que le plus franc, y
compris quand le qualificatif de « terroriste » n’était plus de mise pour le
futur prix Nobel de la paix...
Du coté de l’apartheid
L’histoire est pourtant cruelle. L’ensemble du monde occidental a été du côté
du pouvoir blanc sud-africain pendant plusieurs décennies, jusqu’à ce que le
soulèvement de la jeunesse noire, à Soweto en juin 1976, ne finisse par lézarder
ce consensus, qui ne prendra véritablement fin qu’à la fin de la guerre froide,
en 1989.
La condamnation morale de l’apartheid, et même
l’exclusion de l’Afrique du Sud du Commonwealth après le massacre de Sharpeville en 1960, prélude à
l’emprisonnement de Nelson Mandela en 1962, aura finalement pesé moins lourd que
les considérations géopolitiques. Pas surprenant, mais peut-être faut-il quand
même le rappeler, au lieu de s’abriter derrière un consensus très récent.
Dans les années 60 et 70, l’Afrique du Sud était considérée par les stratèges
de l’Otan comme un pion essentiel à la fois pour le contrôle de la route
maritime du Cap empruntée par les supertankers de l’époque, et comme source de
certains minerais vitaux pour l’industrie de défense.
L’appartenance à l’Otan du Portugal de la dictature Salazar, engagée dès les
années 60 dans des guerres interminables dans ses colonies d’Angola et du
Mozambique, renforçait cette appartenance officieuse du pouvoir minoritaire
blanc de Pretoria au « front anticommuniste ».
À Silvermine, dans la péninsule du Cap, l’armée sud-africaine avait installé
dans un bunker une station d’écoute et de surveillance des mers du sud, dont les
informations étaient transmises aux services de renseignement occidentaux. Les
informations allaient dans les deux sens, et c’est sur un tuyau de la CIA que
Nelson Mandela aurait été arrêté une première fois.
Complicités françaises
La France a elle aussi collaboré étroitement avec le régime de l’apartheid.
Elle a vendu à l’Afrique du Sud sa première centrale nucléaire dans les années
70, au risque de contribuer à la prolifération militaire à laquelle Pretoria a
officiellement mis un terme à la fin de la domination blanche.
En 1976, alors que j’étais correspondant de l’AFP
à Johannesburg, l’ambassade de France n’ayant aucun contact à Soweto et
craignant de déplaire au gouvernement de Pretoria, me demandait si j’acceptais
d’organiser un dîner chez moi pour qu’un émissaire du Quai d’Orsay puisse
rencontrer le docteur Ntatho Motlana, représentant personnel de
Winnie Mandela, l’épouse du leader emprisonné.
Le Congrès national africain (ANC) dont les
principaux dirigeants croupissaient en prison à Robben Island, était bien
isolé.. Dans les années 70, lorsque des délégations du mouvement de libération,
conduites par son responsable international, le futur président Thabo Mbeki, passait par Paris, il habitait dans la
chambre de bonnes d’un ami marocain et était royalement ignoré par le
gouvernement.
Chirac et la « troisième voie »
Plus tard, au début des années 80, lorsque la
situation à l’intérieur de l’Afrique du Sud est devenue quasi insurrectionnelle,
la droite française a participé au stratagème de Pretoria de favoriser une
« troisième voie » en la personne du chef zoulou Gatsha Buthelezi, un Noir « présentable ».
Alors que ses miliciens s’en prenaient aux
partisans de l’ANC à coups de machettes, Buthelezi était officiellement reçu par
Ronald Reagan et Margaret Thatcher, et, en France, par Jacques Chirac alors
maire de Paris (les photos sont exposées dans le salon de Buthelezi au Kwazulu-Natal).
Au même moment, Laurent Fabius, alors Premier ministre, imposait les
premières vraies sanctions françaises et retirait l’ambassadeur de France à
Pretoria.
Il faudra la révolte des Noirs d’Afrique du Sud, la chute du mur de Berlin et
un puissant mouvement d’opinion dans le monde entier, pour que les dirigeants
occidentaux changent d’attitude, et poussent le régime de l’apartheid à libérer
Mandela et à négocier.
Le consensus d’aujourd’hui autour de Nelson Mandela ne doit pas faire oublier
les errements criminels d’hier qui ont contribué à le laisser plus d’un quart de
siècle en prison, et à prolonger la durée de vie du système inique de
l’apartheid.
Il est plus facile de faire croire qu’on a toujours été du côté du « bien »
contre le « mal » que de s’interroger sur les raisonnements fallacieux qui ont
poussé la « patrie des droits de l’homme » et les autres défenseurs de la
démocratie à rester aussi longtemps complices d’un système basé sur un déni
d’humanité. La disparition d’un géant de l’histoire devrait pourtant être le moment de
regarder objectivement le passé.
Photo : Nelson Mandela et sa femme Winnie le jour de sa libération, le
11 février 1990 (ALEXANDER JOE / FILES / AFP)
Rue 89
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