vendredi 25 octobre 2013

Yehuda Shaul, sergent israélien : "Il faut mettre fin à l’occupation"

Daniel Fontaine 

Des soldats israé­liens ont choisi de rompre le silence et de révéler les com­por­te­ments de l’armée en Cis­jor­danie. Après avoir effectué leur service mili­taire, ils sont pris de remords. Har­cè­lement de civils, vio­lence gra­tuite, arres­ta­tions d’enfants : les méthodes uti­lisées pour main­tenir le contrôle israélien sur les Ter­ri­toires pales­ti­niens dépassent les limites qu’ils peuvent admettre. Pour eux, seule la fin de cette occu­pation pourra sauver Israël de la perte morale vers laquelle le pays se précipite.

Yehuda Shaul est un solide gaillard, qui a fait ses trois années de service dans une unité com­bat­tante de l’armée israé­lienne. Mais après ces trois années, il s’est senti mal. Il s’est rendu compte que l’opinion publique israé­lienne ignore com­plè­tement ce qui se passe dans les Ter­ri­toires pales­ti­niens et comment l’armée israé­lienne s’y com­porte. Il a fondé une asso­ciation d’anciens soldats qui veulent témoigner, Breaking the silence. Les éditions Autrement publient aujourd’hui en français leur Livre noir de l’occupation israé­lienne. Nous avons ren­contré Yehuda Shaul.

Quelle est la moti­vation des soldats pour vous confier leurs témoi­gnages sur ce qu’ils ont vu ou fait dans les Ter­ri­toires occupés ?

Le jour où j’ai compris ce que j’ai fait comme soldat d’infanterie et com­mandant en Cis­jor­danie durant mon service, je n’avais pas le choix. Il y a un moment où vous com­prenez que si vous ne dites pas la vérité sur ce qui se passe, per­sonne ne la dira. Et notre société conti­nuera à prendre des déci­sions poli­tiques sans réel­lement com­prendre ce qui se passe sur le terrain.

L’opinion publique israélienne ignore donc ce qui se passe en Palestine ?

Tout à fait. Mes parents, ma com­mu­nauté, les gens qui m’ont envoyé dans les Ter­ri­toires occupés faire ce que j’ai fait n’ont pas idée de ce qui s’y déroule. C’est pourquoi nous nous appelons "Breaking the silence" (Briser le silence). Nous avons com­mencé en 2004 avec une expo de photos sur notre période à Hébron. J’y ai servi durant 14 mois comme soldat et comme com­mandant. Et avec 65 de mes cama­rades nous avons lancé l’association. La réaction a été énorme dans les médias. Nous avons été invités au par­lement. Et 7.000 per­sonnes ont vu l’expo. Ce ne serait pas arrivé si les gens étaient habitués à entendre cette his­toire. Mais les gens ignorent les faits. C’est pour cela que notre société ne prend pas la res­pon­sa­bilité de ce qui est fait en son nom. Notre tâche à Breaking the silence, c’est de les forcer à savoir.

Quel genre de faits sont ignorés en Israël ?

Le débat poli­tique tourne autour du conflit avec les Pales­ti­niens. Mais la dis­cussion reste très générale. Ce que nous faisons chaque jour, les gens ne le savent pas. Par exemple, pendant que nous parlons, il y a deux patrouilles mili­taires à Hébron. Leur mission, c’est de faire sentir leur pré­sence. L’idée des mili­taires est la sui­vante : si les Pales­ti­niens ont le sen­timent que les soldats sont partout tout le temps, ils auront peur d’attaquer. Pour qu’ils aient ce sen­timent, il faut faire sentir sa présence.
Vous faites votre garde de nuit de 22h à 6 h du matin. Huit heures de service. Je suis le sergent, je dirige la patrouille. Je l’ai fait pendant des mois. Vous patrouillez dans les rues de Hébron. Vous entrez dans une maison. Pas une maison sus­pecte. Vous choi­sissez une maison au hasard. Vous réveillez la famille. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Vous fouillez partout. C’est fini, vous retournez en rue, lancer des gre­nades assour­dis­santes, frapper aux portes, faire du bruit, courir au coin de la rue, entrer dans une autre maison et réveiller la famille. Vous passez vos huit heures de service comme cela. Depuis sep­tembre 2000 et la seconde intifada jusqu’aujourd’hui, cela ne s’est pas arrêté une seconde. En langage mili­taire on appelle ça : "créer le sen­timent de per­sé­cution". La plupart des Israé­liens ignorent que c’est notre travail au jour le jour. Ins­taurer ce sen­timent de per­sé­cution dans toute une popu­lation, pour moi, ça dépasse la limite de ce qui peut être fait en mon nom. Et nous demandons aux autres : voulez-​​vous sou­tenir un régime pareil ou pas ?

Pour vous, toutes les limites morales ont été franchies ?

Je pense en effet qu’en envoyant nos mili­taires pour main­tenir une occu­pation sur le peuple pales­tinien depuis 46 ans, nous avons condamné nos mili­taires à une réalité où les valeurs morales que nous avons à la maison, dans la société, ne s’appliquent plus. Je me sou­viens que quand j’allais dormir, je me disais : "Il y a des choses que je ne ferai jamais. Je n’utiliserai jamais des Pales­ti­niens comme bou­cliers humains." Une semaine plus tard, en patrouille, vous voyez un paquet suspect sur le bord de la route. Vous prenez le premier Pales­tinien qui passe et vous lui dites d’aller voir. L’idée est très simple : si c’est une bombe, elle explosera, sinon, on conti­nuera à avancer. C’était la pro­cédure et je l’ai appliquée. Et quand vous retourner dormir vous vous dites : "Mais ça, je ne le ferai jamais." Et la semaine sui­vante, vous fran­chissez une nou­velle limite. Tout ce qui nous reste, c’est de briser le silence et de crier : "Regardez : nous avons été éduqués d’une cer­taine façon et dans les Ter­ri­toires, nous faisons le contraire. Que se passe-​​t-​​il ?"

Que pensez-​​vous de ces porte-​​parole et de ces ministres israé­liens qui avancent que l’armée israé­lienne est la plus morale au monde ?

Le pro­blème quand on dit que l’armée israé­lienne est la plus morale du monde, c’est qu’il n’y a pas d’occupation morale. Les gens ne le com­prennent pas, mais ma cri­tique ne vise pas l’armée, elle vise la mission que les mili­taires sont envoyés faire par la société israé­lienne. Je ne me suis pas réveillé un matin, à 18 ans, en décidant d’aller m’amuser comme soldat dans les Ter­ri­toires occupés. J’ai été envoyé là-​​bas, par mon gou­ver­nement, par ma société. Ce n’est pas une cam­pagne contre l’armée. C’est une cam­pagne pour expliquer ce que l’occupation signifie. Der­rière le travail de Breaking the silence, il y a de l’optimisme : il y a une minorité signi­fi­cative en Israël, quand elle est confrontée aux faits, elle brise le silence et prend notre parti. Ils verront que dans l’occupation, il n’y a rien de juif et il ne devrait rien y avoir d’Israélien. Nous ne devrions pas y être impliqués.

Mais ne faut-​​il pas recon­naître qu’il n’y a pas de guerre propre, qu’il y a tou­jours des vic­times col­la­té­rales et qu’Israël doit bien se défendre contre le terrorisme ?

Ce n’est pas une guerre que nous menons, c’est une occu­pation. J’ai fait un entraî­nement de six mois comme un soldat d’infanterie et trois mois comme sergent. Je suis entraîné à faire la guerre. Si la Syrie ou l’Égypte attaque Israël, je défendrai mon pays. Je suis prêt. Mais ce que j’ai fait pendant le reste de mon service mili­taire n’avait rien à voir avec mon entrai­nement. J’imposais notre loi aux Pales­ti­niens. C’est très différent.
La géné­ration de mes parents, ils ont des his­toires à raconter : des batailles contre les Égyp­tiens, contre les Syriens… Moi, les his­toires que je peux raconter, c’est très dif­férent. Je suis entré de force dans des maisons et les enfants fai­saient pipi dans leur pan­talon de peur… Ce n’est pas la guerre. Ce n’est pas un dommage col­la­téral. C’est un sale travail, un travail immoral depuis le début. Et si vous lisez le livre que nous publions, vous verrez que l’histoire des soldats israé­liens dans les Ter­ri­toires occupés, les stra­tégies que nous uti­lisons, ce n’est pas seulement pour défendre Israël du ter­ro­risme. Ce n’est qu’une petite partie de notre travail. L’essentiel, c’est de main­tenir notre contrôle mili­taire absolu sur les Pales­ti­niens. C’est main­tenir un statu quo, ce qui ne signifie pas geler la situation, c’est une cam­pagne continue. Le titre du livre en Hébreu, c’est "L’occupation des Ter­ri­toires", parce que nous vou­lions dire que l’occupation ne s’est pas pro­duite en juin 1967 quand Israël a conquis des Ter­ri­toires. L’occupation israé­lienne est une cam­pagne offensive et continue d’enracinement de son contrôle mili­taire. Avec chaque maison que vous construisez dans les Ter­ri­toires, ils sont réoc­cupés. Chaque fois que vous faites irruption dans une maison pales­ti­nienne en pleine nuit et pro­voquez un sen­timent de per­sé­cution, les Ter­ri­toires sont réoc­cupés. Chaque point de contrôle volant que vous ins­tallez pour per­turber un village, c’est une nou­velle occu­pation. Je suis pas un paci­fiste, mais une occu­pation mili­taire pro­longée sur un autre peuple, je n’en veux pas. C’est la des­truction de l’armée, la des­truction de notre société et ça détruit la légi­timité de l’État d’Israël.

Je suis sûr qu’en Israël, vous êtes vus comme des traîtres. Comment vivez-​​vous avec ce regard sur vous ?

Pour moi, j’ai servi mon pays durant trois ans dans l’armée et depuis 9 ans, je sers mon pays dans Breaking the silence. Pour moi, il n’y a pas de dif­fé­rence, à part le salaire ! Je crois que les vrais traîtres sont ceux qui pensent que l’existence d’Israël dépend du fait que les Pales­ti­niens ne seront jamais libres. Les plus grands "délé­gi­ti­ma­teurs" de l’État d’Israël sont ceux qui veulent nous faire croire que nous sommes com­plè­tement indé­pen­dants en occupant les Pales­ti­niens pour tou­jours. Ceux-​​là détruisent le pays. Avec eux, dans 50 ou 60 ans, Israël n’existera plus de la manière que nous voulons. La seule façon pour Israël d’être une patrie comme je l’aime et comme elle a été créée, c’est que nous arrê­tions de com­mettre des péchés, des actions non-​​casher, et que nous met­tions fin à l’occupation.

Propos recueillis par Daniel Fontaine

Source : RTBF


France Palestine Solidarité

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