Daniel Fontaine
Des soldats israéliens ont choisi de rompre le silence et de
révéler les comportements de l’armée en Cisjordanie. Après avoir
effectué leur service militaire, ils sont pris de remords.
Harcèlement de civils, violence gratuite, arrestations d’enfants :
les méthodes utilisées pour maintenir le contrôle israélien sur les
Territoires palestiniens dépassent les limites qu’ils peuvent
admettre. Pour eux, seule la fin de cette occupation pourra sauver
Israël de la perte morale vers laquelle le pays se précipite.
Yehuda Shaul est un solide gaillard, qui a fait ses trois années de
service dans une unité combattante de l’armée israélienne. Mais après
ces trois années, il s’est senti mal. Il s’est rendu compte que
l’opinion publique israélienne ignore complètement ce qui se passe
dans les Territoires palestiniens et comment l’armée israélienne
s’y comporte. Il a fondé une association d’anciens soldats qui veulent
témoigner, Breaking the silence. Les éditions Autrement publient
aujourd’hui en français leur Livre noir de l’occupation israélienne.
Nous avons rencontré Yehuda Shaul.
Quelle est la motivation des soldats pour vous confier leurs
témoignages sur ce qu’ils ont vu ou fait dans les
Territoires occupés ?
Le jour où j’ai compris ce que j’ai fait comme soldat d’infanterie et
commandant en Cisjordanie durant mon service, je n’avais pas le
choix. Il y a un moment où vous comprenez que si vous ne dites pas la
vérité sur ce qui se passe, personne ne la dira. Et notre société
continuera à prendre des décisions politiques sans réellement
comprendre ce qui se passe sur le terrain.
L’opinion publique israélienne ignore donc ce qui se passe en Palestine ?
Tout à fait. Mes parents, ma communauté, les gens qui m’ont envoyé
dans les Territoires occupés faire ce que j’ai fait n’ont pas idée de
ce qui s’y déroule. C’est pourquoi nous nous appelons "Breaking the
silence" (Briser le silence). Nous avons commencé en 2004 avec une expo de photos sur notre période à Hébron. J’y ai servi durant 14 mois comme soldat et comme commandant. Et avec 65
de mes camarades nous avons lancé l’association. La réaction a été
énorme dans les médias. Nous avons été invités au parlement. Et 7.000
personnes ont vu l’expo. Ce ne serait pas arrivé si les gens étaient
habitués à entendre cette histoire. Mais les gens ignorent les faits.
C’est pour cela que notre société ne prend pas la responsabilité de
ce qui est fait en son nom. Notre tâche à Breaking the silence, c’est de
les forcer à savoir.
Quel genre de faits sont ignorés en Israël ?
Le débat politique tourne autour du conflit avec les Palestiniens.
Mais la discussion reste très générale. Ce que nous faisons chaque
jour, les gens ne le savent pas. Par exemple, pendant que nous parlons,
il y a deux patrouilles militaires à Hébron. Leur mission, c’est de
faire sentir leur présence. L’idée des militaires est la suivante :
si les Palestiniens ont le sentiment que les soldats sont partout
tout le temps, ils auront peur d’attaquer. Pour qu’ils aient ce
sentiment, il faut faire sentir sa présence.
Vous faites votre garde de nuit de 22h à 6 h
du matin. Huit heures de service. Je suis le sergent, je dirige la
patrouille. Je l’ai fait pendant des mois. Vous patrouillez dans les
rues de Hébron. Vous entrez dans une maison. Pas une maison suspecte.
Vous choisissez une maison au hasard. Vous réveillez la famille. Les
hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Vous fouillez partout. C’est
fini, vous retournez en rue, lancer des grenades assourdissantes,
frapper aux portes, faire du bruit, courir au coin de la rue, entrer
dans une autre maison et réveiller la famille.
Vous passez vos huit heures de service comme cela. Depuis septembre 2000
et la seconde intifada jusqu’aujourd’hui, cela ne s’est pas arrêté une
seconde. En langage militaire on appelle ça : "créer le sentiment de
persécution". La plupart des Israéliens ignorent que c’est notre
travail au jour le jour. Instaurer ce sentiment de persécution dans
toute une population, pour moi, ça dépasse la limite de ce qui peut
être fait en mon nom. Et nous demandons aux autres : voulez-vous
soutenir un régime pareil ou pas ?
Pour vous, toutes les limites morales ont été franchies ?
Je pense en effet qu’en envoyant nos militaires pour maintenir une occupation sur le peuple palestinien depuis 46
ans, nous avons condamné nos militaires à une réalité où les valeurs
morales que nous avons à la maison, dans la société, ne s’appliquent
plus. Je me souviens que quand j’allais dormir, je me disais : "Il y a
des choses que je ne ferai jamais. Je n’utiliserai jamais des
Palestiniens comme boucliers humains." Une semaine plus tard, en
patrouille, vous voyez un paquet suspect sur le bord de la route. Vous
prenez le premier Palestinien qui passe et vous lui dites d’aller voir.
L’idée est très simple : si c’est une bombe, elle explosera, sinon, on
continuera à avancer. C’était la procédure et je l’ai appliquée. Et
quand vous retourner dormir vous vous dites : "Mais ça, je ne le ferai
jamais." Et la semaine suivante, vous franchissez une nouvelle
limite. Tout ce qui nous reste, c’est de briser le silence et de crier :
"Regardez : nous avons été éduqués d’une certaine façon et dans les
Territoires, nous faisons le contraire. Que se passe-t-il ?"
Que pensez-vous de ces porte-parole et de ces ministres
israéliens qui avancent que l’armée israélienne est la plus morale
au monde ?
Le problème quand on dit que l’armée israélienne est la plus morale
du monde, c’est qu’il n’y a pas d’occupation morale. Les gens ne le
comprennent pas, mais ma critique ne vise pas l’armée, elle vise la
mission que les militaires sont envoyés faire par la société
israélienne. Je ne me suis pas réveillé un matin, à 18
ans, en décidant d’aller m’amuser comme soldat dans les Territoires
occupés. J’ai été envoyé là-bas, par mon gouvernement, par ma
société. Ce n’est pas une campagne contre l’armée. C’est une campagne
pour expliquer ce que l’occupation signifie. Derrière le travail de
Breaking the silence, il y a de l’optimisme : il y a une minorité
significative en Israël, quand elle est confrontée aux faits, elle
brise le silence et prend notre parti. Ils verront que dans
l’occupation, il n’y a rien de juif et il ne devrait rien y avoir
d’Israélien. Nous ne devrions pas y être impliqués.
Mais ne faut-il pas reconnaître qu’il n’y a pas de guerre
propre, qu’il y a toujours des victimes collatérales et qu’Israël
doit bien se défendre contre le terrorisme ?
Ce n’est pas une guerre que nous menons, c’est une occupation. J’ai
fait un entraînement de six mois comme un soldat d’infanterie et trois
mois comme sergent. Je suis entraîné à faire la guerre. Si la Syrie ou
l’Égypte attaque Israël, je défendrai mon pays. Je suis prêt. Mais ce
que j’ai fait pendant le reste de mon service militaire n’avait rien à
voir avec mon entrainement. J’imposais notre loi aux Palestiniens.
C’est très différent.
La génération de mes parents, ils ont des histoires à raconter :
des batailles contre les Égyptiens, contre les Syriens… Moi, les
histoires que je peux raconter, c’est très différent. Je suis entré de
force dans des maisons et les enfants faisaient pipi dans leur
pantalon de peur… Ce n’est pas la guerre. Ce n’est pas un dommage
collatéral. C’est un sale travail, un travail immoral depuis le début.
Et si vous lisez le livre que nous publions, vous verrez que l’histoire
des soldats israéliens dans les Territoires occupés, les stratégies
que nous utilisons, ce n’est pas seulement pour défendre Israël du
terrorisme. Ce n’est qu’une petite partie de notre travail.
L’essentiel, c’est de maintenir notre contrôle militaire absolu sur
les Palestiniens. C’est maintenir un statu quo, ce qui ne signifie
pas geler la situation, c’est une campagne continue. Le titre du livre
en Hébreu, c’est "L’occupation des Territoires", parce que nous
voulions dire que l’occupation ne s’est pas produite en juin 1967
quand Israël a conquis des Territoires. L’occupation israélienne est
une campagne offensive et continue d’enracinement de son contrôle
militaire. Avec chaque maison que vous construisez dans les
Territoires, ils sont réoccupés. Chaque fois que vous faites
irruption dans une maison palestinienne en pleine nuit et provoquez
un sentiment de persécution, les Territoires sont réoccupés.
Chaque point de contrôle volant que vous installez pour perturber un
village, c’est une nouvelle occupation. Je suis pas un pacifiste,
mais une occupation militaire prolongée sur un autre peuple, je n’en
veux pas. C’est la destruction de l’armée, la destruction de notre
société et ça détruit la légitimité de l’État d’Israël.
Je suis sûr qu’en Israël, vous êtes vus comme des traîtres. Comment vivez-vous avec ce regard sur vous ?
Pour moi, j’ai servi mon pays durant trois ans dans l’armée et depuis 9 ans,
je sers mon pays dans Breaking the silence. Pour moi, il n’y a pas de
différence, à part le salaire ! Je crois que les vrais traîtres sont
ceux qui pensent que l’existence d’Israël dépend du fait que les
Palestiniens ne seront jamais libres. Les plus grands
"délégitimateurs" de l’État d’Israël sont ceux qui veulent nous
faire croire que nous sommes complètement indépendants en occupant
les Palestiniens pour toujours. Ceux-là détruisent le pays. Avec
eux, dans 50 ou 60
ans, Israël n’existera plus de la manière que nous voulons. La seule
façon pour Israël d’être une patrie comme je l’aime et comme elle a été
créée, c’est que nous arrêtions de commettre des péchés, des actions
non-casher, et que nous mettions fin à l’occupation.
Source : RTBF
France Palestine Solidarité
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